La suspension d'un cours sur la Nakba à la HEP

11.11.2018

Categories: Boycott académiqueue

Un séminaire intitulé: "1948: connaître et enseigner la Nakba («Catastrophe») palestinienne" était prévu les 29 et 30 octobre à la Haute Ecole Pédagogique (HEP) à Lausanne. Le descriptif du cours précisait : "Dans la mémoire et l’historiographie palestiniennes, le mot résume l’exode de 726'800 Palestiniens, la destruction de près de 800 villages, la confiscation de leurs biens, le blocage de leur retour, la création de l’État d’Israël». Ce cours facultatif de 2 jours était destiné à des enseignants du secondaire dans le cadre de la formation continue.

Les formateurs prévus, et mandatés par l'Unité d'enseignement et de recherche des sciences humaines et sociales de la HEP: Jean-Benoît Clerc, professeur formateur, HEP Vaud, Elias Rafik Khoury, historien et interprète, Ilan Pappé, professeur d'histoire à l'université d'Exeter (Institute of Arab and Islamic Studies), directeur du Centre européen d'études sur la Palestine, Philippe Rekacewicz, cartographe, chercheur associé au département d'anthropologie de l'université d'Helsinki, Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l'UNESCO, Shlomo Sand, professeur émérite d'histoire générale à l'université de Tel Aviv.

En juillet, la conseillère d'Etat socialiste Cesla Amarelle est intervenue auprès de la direction de l'HEP au sujet de ce cours, en expliquant qu'elle s'inquiétait "pour l’équilibre des points de vue». Elle dit avoir été contactée par une dizaine de personnes qui contestaient la tenue de ce cours. La HEP aurait également été alertée par deux plaintes directes au mois de septembre. Parmi les contestataires figure notamment le professeur Jacques Ehrenfreund, titulaire de la chaire de l'histoire des Juifs et du judaïsme à l'Université de Lausanne.

Contacté par des journalistes, le professeur Ehrenfreund n'a pas souhaité s’exprimer, mais quelques jours plus tôt il avait déclaré à des journalistes de 24 heures que «la Nakba, qui signifie à peu près la même chose que le mot Shoah, en arabe, était utilisée dans une large mesure pour contrer et reproduire la Shoah à des fins partisanes». Il indiquait aussi qu’«organiser un cours sur ce thème à l’occasion des 70 ans de la création de l’Etat d’Israël est assez étonnant. "Cela ne me pose aucun problème que tous les aspects des événements de 1948 soient abordés, mais alors il faut le faire de manière équilibrée, avec des historiens spécialistes et pas des militants.»

Les réactions contre le cours visent notamment deux historiens critiques envers Israël: Ilan Pappé, et Shlomo Sand, connu pour deux de ses ouvrages: Comment le peuple juif fut inventé et Comment j’ai cessé d’être juif.

Le Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC) précise qu’en règle générale «il n’intervient pas dans le programme d’une école mais il tient et veille, en tout temps, et pour toutes les écoles, au respect de la neutralité politique et de l’objectivité scientifique (...)». Suite à ces interventions, le comité de direction de la HEP, par la voix de son recteur, a demandé de suspendre l’organisation du cours. «Nous avons tenté d’apporter une lecture complémentaire en contactant l’historien Elie Barnavi (ancien ambassadeur d’Israël en France, ndlr), ex- plique le recteur. Mais nous n’avons pas reçu de réponse et les délais devenaient trop courts. Nous avons alors décidé de suspendre ce cours.»

En estimant que la critique avait a pris une ampleur sans précédent, Guillaume Vanhulst, le recteur de l'école, a expliqué: «Je me dois de garantir un débat serein pour que ce cours ne dégénère pas en tribune politique, joute oratoire ou pugilat verbal», rétorque-t-il, assurant par ailleurs que cette formation aura bien lieu, plus tard, avec ces intervenants et d’autres.

Les réactions

L'affaire, d'abord révélée par le Gauche Hebdo du 4.10.18, est restée assez confidentielle jusqu'à l'article de 24H du 12.10, qui a suscité quelques articles et lettres de lecteur. mettant en cause divers aspects de ce report du cours sur la Nakba. Certaines réactions portaient surtout sur l'aspect censure et liberté académique et d'autres davantage sur les aspects plus politiques. Mais comme l'affaire est tombée en plein dans les vacances d'automne vaudoises, les réactions sont restées plutôt individuelles, même s'il a été question de lettres ouvertes collectives dans le monde académique.

Pour ce qui est des arguments portant sur la censure, la liberté académique et la "neutralité" voici les principaux arguments:

  • Cette censure constitue un dangereux précédent pour la liberté académique et l'autonomie intellectuelle des institutions de formation.
  • Elle indique un manque de confiance à l'égard des organisateurs de cette formation continue, elle délégitime non seulement la formation en sciences humaines à la HEP, mais également l’ensemble de cette institution, qui ne serait pas à la hauteur de certains contenus et enjeux.
  • Elle indique que les candidats à cette formation continue n’ont ni les qualifications, ni la maturité citoyenne ou les compétences critiques pour se faire une opinion raisonnée du thème traité. Alors que ces mêmes enseignant-e-s, sur le terrain, sont confronté-e-s tous les jours à des questions socialement vives dans différents domaines.
  • La suspension d'une formation sous prétexte que certain-e-s intervenant-e-s soient « militant-e-s » alors qu’il s’agit d’intellectuel-le-s engagé-e-s, contribue à délégitimer toute posture critique dans le champ scientifique et de la formation.
  • La vision que cette décision promeut serait celle d’un discours neutre où, sur un thème donné, on devrait entendre systématiquement le pour et le contre d’une controverse. En plus, faut-il comprendre que tous les points de vue se valent et que tous ont droit à la parole, indépendamment de leur qualité scientifique ?

Les arguments à caractère plus politique

  • Cette affaire constitue une attaque sur la question palestinienne car elle vise à mettre sur le même pied le discours historique de l'oppresseur face à celui de l'opprimé, dans une nouvelle tentative de nier et d'effacer l'histoire d'oppression du peuple palestinien: la Nakba n'est pas seulement un évènement historique dramatique mais aussi un processus continu contre le peuple palestinien avec son lot d'expulsions, de dépossessions et de crimes
  • Elle s'inscrit dans des dynamiques internationales continues qui tentent d'étouffer la question palestinienne dans un contexte où les politiques (...) des gouvernements israéliens s'intensifient. Dans différents Etats, nombre d'activistes et dirigeants politiques sont attaqués pour leur soutien au peuple palestinien (ex: mesures contre BDS (Joseph Daher).
  • Le blog de Charles Heimberg souligne aussi que cela se passait au moment même où une tentative de censure de la part de l'ambassadrice israélienne en France, elle aussi justifiée par le prétendu caractère "déséquilibré" d'un reportage de France 2 sur la jeunesse estropiée de Gaza, n'a pas été retenu:https://www.telerama.fr/medias/lambassadrice-disrael-a-tente-de-faire-annuler-un-reportage-de-france-2-sur-gaza,n5847953.php

 

Sources:

  • Article de Patrick Chuard de 24H du 12.10.18
  • Mediapart, blog de Charles Heimberg du 15.10.18
  • Article de Selver Kabacalman dans Le Courrier du 19.10.18
  • Lettre ouverte de Sud Education du 19.10.18 (surtout sur les aspects de censure académique)
  • Le Courrier, Agora, de Joseph Daher 23.10.18 (surtout sur les aspects politiques)







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